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A quatre mains
9 mars 2013

Paysages de la Métropole de la Mort, d'Otto Dov Kulka

enfants du paradisOtto Dov Kulka est historien.
Né en 1933 en Tchécoslovaquie, il est déporté à Auschwitz à l'âge de 11 ans et, par toutes sortes de situations absurdes, terrifiantes, il y survivra.
Se spécialisant - on peut le comprendre - dans cette période historique, il applique une méthode qu'il définit lui-même comme étant « l'attitude de distance stricte et impersonnelle propre à la recherche, toujours poursuivie dans le cadre de catégories historiques bien définies, un genre de méthode qui se suffit à elle-même. » (p.9)
Pourtant dans le même temps s'est élaborée en lui une « mythologie privée », celle de la « Métropole de la Mort », comme il l'appelle, où s'appliquait la Loi de la « Grande Mort ».
Ces mots, imagés et en même temps terriblement évocateurs, ne ressemblent pas à ceux de l'historien.
De fait, ce livre n'est pas un essai historique : il est la tentative d'évoquer cette fameuse « mythologie privée » que constitue son expérience des camps.

Pour ce faire, il compose son ouvrage par des supports multiples : transcription de récits de souvenirs enregistrés sur bandes magnétiques entre 1991 et 2001, photographies, poèmes, extraits de journaux plus récents, relation de rêves, et enfin un article - reprenant la méthode de l'historien cette fois - pour expliquer la situation si particulière des victimes du « camp familial » d'Auschwitz-Birkenau*, où il fut envoyé en 1943.

Le résultat de ce mélange est très étonnant, très déroutant.
Il n'a rien à voir avec les témoignages que l'on peut lire chez Primo Levi, Rudolf Vrba, Imre Kertesz ou encore Chil Rajchman. J'ai, durant des pages et des pages, eu du mal à expliquer cette impression, celle de ne pas me représenter ce que je lisais, de n'y avoir aucun repère. 
Mais c'est précisément le propre de cette « mythologie privée » que d'échapper à qui la lit. Il n'est pas anodin qu'Otto Dov Kulka renvoie sans cesse son lecteur à Kafka, et plus particulièrement à la Colonie Pénitentiaire, cette nouvelle terrifiante où le narrateur, visitant une sorte de prison, découvre l'invention destinée à inscrire, graver profondément dans le corps des condamnés le texte de la Loi.

Tout d'abord parce que l'auteur a connu Auschwitz à 11 ans. Qu'il a pour ainsi dire construit son rapport au monde à travers cette expérience folle, hors-norme, sans retour véritable, qu'est Auschwitz-Birkenau. Comment, alors, imaginer autre chose qu'une représentation du monde traumatique et absolue, qui trouble profondément lorsqu'elle revient sans cesse, où que l'auteur se trouve, à ces « ciels bleus d'été sur lesquels glissent des aéroplanes » ? Quelqu'un d'autre qu'un enfant serait-il revenu à ces ciels bleus ?

« Et quand ce grand garçon, celui qui enregistre cela aujourd'hui, se demande - et il se le demande souvent : quels paysages d'enfance t'ont laissé le plus beau souvenir, où t'échappes-tu dans la poursuite de la beauté et de l'innocence des paysages de ton enfance, la réponse est : vers ce ciel bleu et ces aéroplanes argent, ces jouets, et le calme et la tranquillité qui paraissaient exister tout autour ; parce que je n'ai rien assimilé que cette beauté et ces couleurs, et elles sont donc restées imprimées dans ma mémoire.
Ce contraste fait partie intégrante des colonnes noires qui sont englouties dans les crématoires, des clôtures de barbelés qui s'étendent serrées tout autour des piliers de béton. Mais dans cette expérience, tout cela, apparemment, n'existait pas, seulement à l'arrière-plan et pas consciemment. » (p.124)

Des souvenirs d'enfant, donc, mais surtout et par-delà, des souvenirs personnels, uniques, constitutifs d'un regard unique.
Otto Dov Kulka évoque à ce sujet son incapacité à se retrouver dans les récits que j'ai cités (même s'il se garde de les évoquer nominativement), ou dans Shoah de Lanzmann par exemple. Son incapacité et son refus face à une « aliénation absolue », à une impression de se confronter là à deux langues différentes :

« Entre la description d'un monde, la description des paysages, la description de cette réalité, et le scènes, les paysages, les expériences, la présence du passé qui fait perpétuellement partie de mon présent, il est des fleuves infranchissables. Je ne vois pas comment rattacher ces choses, les intégrer à ces paysages. » (p.131)


Comme souvent dans l'ouvrage, c'est alors Kafka qui donne la clé de la compréhension à travers le court récit Devant la Loi et qui, malgré tout, ménage une place à son lecteur : 

« J'ouvris [le livre] à la fin du merveilleux épisode de l'homme debout devant la porte de la Loi. (...) Il demande : « Dis-moi, après tout, c'est la porte de la Loi, et la porte de la Loi est ouverte à tout le monde. » A quoi le gardien répond : « Oui, c'est exact. » Alors l'homme dit (si je m'en souviens bien) : « Pourtant, depuis des années que je suis assis, personne n'a franchi cette porte. » Et le gardien de hocher la tête et de répondre : « En effet. » L'homme lui demande d'expliquer cette énigme, et le gardien lui fait cette dernière faveur : « Cette porte n'est ouverte que pour toi, elle n'existe que pour toi, et maintenant je vais la fermer. »

En conséquence, tout ce que j'ai enregistré ici - tous ces paysages, toute cette mythologie privée, cette Métropole, Auschwitz -, cet Auschwitz qui a été enregistré ici, qui parle ici dans mes mots, est la seule entrée et sortie - une sortie peut-être, ou une fermeture -, l'unique qui existe pour moi seul. Ce qui signifie, pour moi, que je ne saurai entrer dans ce lieu par aucune autre voie, par aucune autre porte. D'autres pourront-ils entrer par la porte que j'ai ouverte ici, qui demeure ouverte pour moi ? C'est possible, parce que cette porte que Kafka a ouverte, qui était destinée à une seule personne, à K., Joseph K., est en fait ouverte à presque tout le monde. »



On y entre en effet. Sous forme de traces, d'évocations de couleurs et de sons que l'on retrouve dans une écriture circulaire, lancinante, où s'esquissent des images, des épisodes essentiels de son expérience : la vie totalement décalée dans le camp familial (persistance d'une vie culturelle, spectacles, répétition de L'Ode à la joie de Schiller à quelques dizaines de mètres des fours crématoires), l'évacuation du camp lors de la Marche de la mort, inscrite dans une « couleur de nuit » tandis que les corps s'effondrent comme autant de taches noires dans la neige, la présence obsédante de la Vistule comme Autre du camp, et pourtant toujours lui.

Le ressassement se fait esthétique hypnotique, la langue se fait circulaire, métaphorique et emporte le lecteur qui se laisse mener dans un passé sans cesse actualisé par le rêve, le tourbillon, le courant, la ruine... matières terribles du souvenir et de la création.
Un ouvrage magnifique.



Vous trouverez à lire ici ce beau texte de Kafka, Devant la Loi => http://www.lyber-eclat.net/kafka.html
Et si l'ouvrage d'Otto Dov Kulka vous intéresse, je ne saurais trop vous inviter à aller lire ce très bel article, écrit par quelqu'un que j'ai déjà cité ici => http://aquariumvert.wordpress.com/2013/02/05/paysages-de-la-metropole-de-la-mort-dotto-dov-kulka/



Le camp familial d'Auschwitz est créé en septembre 1943 pour accueillir les cinq mille Juifs déportés de Theresienstadt, qui échapperont six mois durant à la sélection avant d'être à leur tour anéantis dans les chambres à gaz le 7 mars 1944, non sans avoir été contraints d'envoyer auparavant à Theresienstadt et dans toute l'Europe des cartes postales pour masquer leur véritable situation. En décembre 1943 et en mai 1944, trois nouveaux convois de cinq mille Juifs sont envoyés au camp familial, remplaçant à chaque fois les précédants arrivants exterminés. L'existence de ce camp, tout comme celle de Theresienstadt, s'explique par la volonté des Nazis de prouver ainsi que les renseignements sur l'anéantissement des Juifs de l'Est étaient faux. 

Dans Un vivant qui passe, Claude Lanzmann s'entretient avec un des délégués de la Croix-Rouge présent sur les lieux, Maurice Rossel, et montre bien comment l'organisation internationale a été totalement bernée par les Nazis lors de sa visite du camp de Theresienstadt. Suite au rapport positif de la Croix-Rouge, il n'a pas été jugé utile d'organiser une visite du camp familial d'Auschwitz-Birkenau. Les occupants de Theresienstadt comme du camp familial furent exterminés peu de temps après.

 

 

 

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Commentaires
N
Merci pour le relais, Iliana !
I
Oh, c'est très gentil ! Fais donc, je t'en prie :)<br /> <br /> C'est effectivement un très beau livre, troublant et poétique, je te le conseille...
M
Merci pour cette belle critique. Dès que j'ai une minute, je lis toutes ces références. Cette période me fascine depuis le collège, comme pour beaucoup. Tu en parles avec finesse et délicatesse. Je ferais bien passer aussi pr mail à Bernard Maris de Charlie Hebdo, il lit tout ce qu'il peut sur le sujet et s'en fait souvent le relais dans le journal.
A quatre mains
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