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A quatre mains
7 juillet 2013

Are you Situ ?

 

enfants du paradis    La BNF propose jusqu'au 13 juillet une très belle exposition consacrée à Guy Debord, penseur situationniste, écrivain, cinéaste... un homme qu'il est bien difficile de définir. Je ne connaissais de lui que son ouvrage La Société du spectacle, et quelques films qui m'avaient laissé un souvenir bien étrange. J'ai été d'autant plus impressionnée par ce que j'ai découvert dans cette exposition, grâce aux archives confiées par sa veuve Alice Debord qui ont été particulièrement mises en valeur par le très beau dispositif du parcours proposé.

   Difficile d'amorcer une réflexion sur cet homme, tant il échappe pour moi à une possibilité de définition ou d'appartenance à un courant. Ni chef de file, ni théoricien ou habile manipulateur, il est pourtant tout cela à la fois. Il est encore impertinent, drôle, étrange, et parfois d'une grande actualité, bien que ses idées émergent dans un contexte politique et intellectuel assez daté, très marqué à gauche et qui a pris ses distances avec le PC et le stalinisme.

   Dans les années cinquante, alors que la guerre est derrière lui et qu'il grandit dans un confort bourgeois, Guy Debord cherche ailleurs un absolu qui le remette en question. C'est auprès d'Isidore Isou qu'il le découvre, lorsque ce dernier projette en marge du festival de Cannes un film qui fait scandale : Traité de bave et d'éternité en 1951. Ce long métrage expérimental fait se disjoindre l'image et le son (principe du montage discrépant) pour laisser toute sa place à l'autonomisation de chacun de ces deux éléments, dégager un nouvel espace de création. Tout un programme... Guy Debord entre ainsi dans le mouvement lettriste. Ce groupe, fondé juste après la guerre par Isou, se voulait le prolongement des avant-gardes du début du siècle. Il s'agissait de déconstruire l'art pour revenir aux fondamentaux de la lettre, du son, du signe, et d'appliquer cette déconstruction, au-delà de l'art, à tous les domaines de la société, y compris les champs politique et économique. En juin 1952, Guy Debord réalise son propre film, Hurlements en faveur de Sade, alternant des séquences d'écran blanc et d'écran noir pour l'image, et des extraits de récits divers pour le son. Au point que certains lettristes eux-mêmes le trouvent excessif. Derrière la question du film se pose surtout celle de savoir comment agir sur la société. Pour Guy Debord cela ne peut passer que par une action collective, ce qui l'éloigne d'une conception plus messianique de l'artiste présente chez Isou.

   Lorsque Debord attaque Charlie Chaplin à sa venue à Paris, au sujet de ce qu'il appelle son « escroquerie aux sentiments », Isou se désolidarise de son action. Ce retournement précipitera la rupture de Debord avec le lettrisme. Accompagné de Gil J. Wolman, Serge Berna et Jean-Louis Brau, il fonde en décembre 1957 l'Internationale lettriste et mène à Paris une vie de bohème entre le Marais et le Quartier Latin, vie que fixera le photographe Ed van der Elsken sur de très beaux clichés, tels ceux-ci :

 

images

 

sgdp

 

   La création du mouvement donne lieu à la publication d'une revue, L'Internationale lettriste, qui devient la revue Potlatch, soit vingt-neuf numéros publiés entre juin 1954 et novembre 1957. Les textes y critiquent la politique internationale, les discours et les conflits coloniaux de l'époque. On peut y lire par exemple des textes comme ceux-ci qui, à mes oreilles, sonnent encore très juste :

« Nos frères sont au-delà des questions de frontière et de race. Certaines oppositions, comme le conflit avec Israël, ne peuvent être résolues que par la révolution dans les deux camps. Il faut dire aux pays arabes : notre cause est commune. Il n'y a pas d'occident en face de vous. »                                                                             Mohamed Dahou, « Notes pour un appel à l'Orient », Potlatch n°6, 27 juillet 1954.

« Il faut refuser de lutter à l'intérieur du système pour obtenir des concessions de détail immédiatement remises en cause ou regagnées ailleurs par le capitalisme. C'est le problème de la survivance ou de la destruction de ce système qui doit être radicalement posé. »                                                                             Potlatch n°4, 13 juillet 1954.

 

     Guy Debord prend également contact avec les avant-gardes des autres pays, et notamment avec le peintre danois Asper Jorn. En septembre 1956, l'Internationale lettriste est présentée au congrès mondial des artistes libres d'Alba. En juillet 1957, différents mouvements d'avant-garde fusionnent pour fonder l'Internationale situationniste. On y retrouve par exemple le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste (MIBI), le Comité psychogéographique de Londres... autant de mouvements qui, il faut bien le dire, n'ont pas laissé dans nos mémoires un souvenir absolument marquant... Le Rapport sur la construction des situations se veut le texte fondateur de cette Internationale. Le projet en est clairement posé dès la première phrase : « Nous pensons d'abord qu'il faut changer le monde », et pour cela, mobiliser la vie, le quotidien pour l'élever à tout ce que l'Art a pu promettre, mobiliser tous les moyens pour libérer les artistes des conditions historiques, se réapproprier le réel.

 

    Par quel moyen atteindre ce but ? La réponse est apportée dans un tract à valeur programmatique, intitulé Nouveau théâtre d'opérations dans la culture. Il faut entrer dans le détournement, la dérive par rapport au réel imposé grâce au jeu qui provoque, entraîne, construit de nouvelles situations. Un jeu qui s'applique aussi bien à l'expression artistique qu'à l'espace qui nous entoure et qui nous contraint plus que nous ne l'occupons. Cela se manifeste par exemple par l'application du principe de la métagraphie, c'est-à-dire des collages mêlant articles de journaux, de magasines, de bande-dessinée qui aboutissent à des panneaux étranges de ce genre :

 

métagraphie

 

métagraphie bisGil J Wolman, Métagraphies, 1954

 

      La dimension ludique de la vie se gagne aussi par une autre façon de prendre possession de l'espace qui nous entoure. En se laissant dériver dans un lieu plutôt qu'en le traversant de façon consciente, en se déplaçant sans but on laisse des associations nouvelles de faire, au gré des émotions qui nous portent. Il ne s'agit pas seulement d'exalter la rêverie ou l'errance bien sûr, mais également de critiquer les nouveaux aménagements urbains des années 50 et 60 qui voient émerger les grands ensembles notamment. Cette conception de l'espace a des conséquences en urbanisme, bien que cela reste de l'ordre de l'utopie, avec des projets comme celui de Constant, appelé New Babylon. Inspiré aussi bien de campements tsiganes que des modules de colonisation rencontrés dans les ouvrages de science-fiction, cet espace urbain laisse toute sa place aux loisirs de l'homme libéré de l'aliénation du travail, qui ne se contente plus de subvenir à des besoins immédiats mais se projette dans le futur et dans d'autres formes d'épanouissement. On cerne bien là les idéologies qui sous-tendent de tels projets.

    Tandis que ces idées se développent, le mouvement - qui n'exige aucune adhésion, carte ou cotisation - connaît quelques démissions, exclusions pour manque d'activité ou position incompatible. Il ne compte pourtant jamais beaucoup plus d'une quinzaine de personnes à la fois, sans hiérarchie aucune. Des conférences se tiennent dans différentes villes d'Europe, ce qui permet rencontres, débats, publications et déclarations. Des sécessions se font jour, comme celles de la Seconde Internationale situationniste du peintre Jørgen Nash, du groupe SPUR ou du Situationist Times de Jacqueline de Jong. 

    Le début des années 60 donne lieu à une remise en question des actions menées jusqu'alors. A ce titre, la conférence de Göteborg en août 1961 sera décisive. A partir de cette date, les conférences se feront plus rares, tandis que s'opère un changement de front stratégique. Il ne s'agit plus seulement de faire un spectacle de son refus de la société, mais d'être pleinement, totalement dans le refus. Guy Debord fréquente des groupes d'ultragauche, tel Socialisme ou Barbarie de Cornelius Castoriadis, qui l'amènent à repenser le marxisme de manière ouverte et anti-dogmatique. L'IS multiplie les actions : actions antinucléaires, soutien aux grèves ouvrières en Espagne, défense de l'auto-gestion en Algérie contre le gouvernement du FLN, prise de position en faveur des émeutes raciales du quartier Watts en août 1965... Mai 68 sera comme on peut s'en douter l'occasion d'un déploiement des idées du groupe. En 1966 déjà il faisait publier par l'UNEF une brochure intitulée De la misère en milieu étudiant: considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier. L'étudiant qui se croit libre ne fait qu'apprendre à se conformer à un système, que Guy Debord dénonce nettement dans La Société du spectacle. Comme le dit parfaitement le cartel de l'exposition, « alimenté par le pouvoir, les médias, la culture, et par la foule d'images qu'ils génèrent, le spectacle est tout ce qui nous éloigne d'une vie réellement vécue. Aliénation diffuse et illusionniste, il est régi par la logique de la marchandise qui impose un temps, un décor, un mode de vie et des aspirations stéréotypés. Fondé sur le mensonge, le spectacle engendre des rapports humains nécessairement faussés. » On ne saurait mieux dire à mon goût l'actuelle situation de notre société et les modèles illusoires dont elle nous afflige...

    Les événements de mai 68 annoncent paradoxalement la fin de l'Internationale Situationniste, au moment où les idées de cette dernière ont le plus de succès. D'une part parce que Guy Debord refuse la récupération et affirme qu'une avant-garde doit cesser d'être quand elle a fait son temps, d'autre part car selon toute logique, la victoire d'un mouvement consistant en une dénonciation ne peut que signifier du même coup son anéantissement. L'IS est donc dissoute en 1972. 

    Guy Debord réalisera alors trois films, dont le plus abouti sera In girum imus nocte et consumimur igni (1978), palindrome latin signifiant « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu ». Il y considère ses engagements passés et semble faire le deuil des idées révolutionnaires de 68. Jusqu'à son suicide en 1994, il se consacre à des activités de traduction et de publication.

 

     J'ai aimé, pour finir, me laisser dériver justement, d'un feuillet à l'autre dans le « cabinet de lecture » central de l'exposition qui contient et présente des centaines de pages de carnets tenus par Guy Debord au fil de ses découvertes, de ses lectures, de ses prises de notes, classées par thèmes et dossiers (poésie, Machiavel et Shakespeare, Hegel, stratégie militaire, philosophie, sociologie, marxisme...). Autant de phrases parfois réutilisées dans des métagraphies, ou simplement conservées de façon rassurante après avoir été recopiées d'une petite écriture serrée... Je sais que ce procédé parlera à certaines !

 

IMG_1391

 

IMG_1392

 

    Quelques citations, enfin, cueillies au gré de l'exposition :

 

« Le tout est de passer le temps. Ce n'est déjà pas très cafile. Tous les moyens employés (poésie, action, amour) laissent un drôle de goût dans la bouche. C'est pourtant ce que nous avons de mieux. Il faut donc s'opposer à tout ce qui limite leur utilisation. C'est pourquoi l'action et l'écriture n'ont de valeur que libératrices. C'est pour cela que j'ai dit que le poète doit être un incendiaire, et je le maintiens. »

« Il est possible qu'ensemble nous définissions une vie et une écriture qui valent la peine d'être jouées. Seul j'y renonce. »

« Les Occidentaux que nous sommes risquent chaque jour de voir leurs automobiles immobilisées, leurs trains arrêtés dans les gares, leurs avions cloués au sol. Ils risquent de voir leur horizon s'arrêter au mur d'en face. Heureusement, il nous restera toujours un moyen d'aller très loin, et d'y aller très vite : le cinéma. Ce moyen d'évasion-là est moins vulnérable que les autres. Imagine-t-on, en effet, un embargo sur le soleil qui brille dans un western ? Conçoit-on le rationnement des rires et des larmes qui jaillissent dans une salle obscure ?  Si on nous prive d'essence il restera toujours le cinéma. Quand on aime la vie, on va au cinéma. »

 

 

    

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