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A quatre mains
6 octobre 2013

Chagall au Musée du Luxembourg

enfants du paradis

    J'annonce sans vergogne le grand retour des articles sur des expositions terminées ! 

   Tout simplement parce que j'ai envie de garder ici, malgré le temps qui passe, la trace de ces images, formes et couleurs, d'exprimer en quelques mots le contenu et les émotions qu'il a suscités.

   Aujourd'hui, donc, Chagall au Musée du Luxembourg.

 

Chagall

Marc Chagall peignant les arlequins. 1938-1944. ADAGP / Archives Marc et Ida Chagall, Paris.

 

    Il y a eu ces dernières années toutes sortes d'expositions consacrées à Chagall : Marc Chagall et la céramique, Chagall et l'épaisseur des rêves, Chagall devant le miroir... Le Musée du Luxembourg avait choisi d'insister sur la traversée du siècle par le peintre, siècle secoué par deux Guerres mondiales, mais porté aussi par de multiples espérances. La revue Dada résume ainsi ce voyage entre guerre et paix : « L’une était faite de peur, de noir et de douleur, tandis que l’autre préférait l’amour, la douceur et la lumière. Elles décidèrent pourtant de cohabiter dans l’œuvre d’un peintre : Marc Chagall. À dos de cheval ailé, il les fit voyager depuis la Russie jusqu’à Paris, et même aux États-Unis. Souvent, les deux images se chamaillaient, alors le peintre les isolait dans des tableaux différents, mais il savait aussi les assortir avec un peu de rêve pour qu’il n’y ait pas d’esclandre. »

    Tout comme Chagall a traversé les époques et les lieux, il s'est également nourri de rencontres et d'influences, tout en gardant sa propre identité esthétique. Il emprunte au cubisme comme au surréalisme, sans jamais oublier les traditions portées par ses racines juives et russes. Il mêle ainsi une évidente modernité, des circonstances historiques dramatiques - révolution, exil, guerres... - et les joies et tristesses de son existence intime.

 

    L'exposition s'ouvre justement sur cette évocation de l'intime, incarné par Bella Rosenfeld, sa femme, qu'il épouse en Russie après avoir passé quelques années à Paris auprès d'Apollinaire, Cendrars, Soutine, Archipenko, Zadkine, Léger ou Delaunay et séjourné à Berlin pour le vernissage de sa première exposition en 1914. La guerre l'obligera à rester huit années en Russie.

 

Bella et Ida

Bella et Ida à la fenêtre, 1916 - Huile sur carton marouflé sur toile / H. 56 ; L. 45 cm, collection particulière

 

2

Vue de la fenêtre à Zaolchie, près de Vitebsk, 1915 - The State Tretyakov Gallery, Moscou

 

    Mais Vitebsk étant une ville de garnison, Marc Chagall voit son quotidien marqué par les déplacements de troupes et de populations. Lui-même est mobilisé en 1915, mais se trouve éloigné des combats en travaillant dans un service d'intendance, à Saint-Pétersbourg. Dans des dessins dont l'expressionnisme peut rappeler certains aspects d'Otto Dix, le peintre va rendre compte des bouleversements de la guerre, de l'exil forcé des vieux et des femmes. C'est à Paris que Chagall a appris à maîtriser son trait et son regard pour rendre, par des contrastes plus appuyés, la force de ces scènes :

 

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Couple de paysans, départ pour la guerre, 1914, crayon, encre, gouache blanche sur papier beige, 18,5 x 22 cm, Paris, Centre Georges Pompidou.

 

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Homme avec son chat et femme avec enfant (Les Réfugiés), 1914, 22,3 x 17,2 cm, encre de Chine, blanc sur papier.

Moscou, Galerie nationale Tretiakov.

 

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Le soldat blessé, 1914, encre de Chine sur papier, 22,3 x 18,3 cm. Moscou, Galerie nationale Tretiakov. 

 

« Des militaires, moujiks en bonnets de laine, chaussés de laptis, passent devant moi. Ils mangent, ils puent. L'odeur du front, l'haleine forte du tabac, des puces. »  

Ma Vie, 1922

 

    Mais cette vie immédiate qui l'environne, c'est aussi celle de ses racines et des rituels de la vie juive, pour la revitalisation desquels il s'engage clairement, et dont les motifs habitent nombre de ses toiles. On y rencontre souvent des personnages que l'on peut identifier comme juifs, mendiants ou rabbins, ainsi que la célèbre figure du Juif errant, peut-être une illustration de l'expression yiddish « Luftmensch » (L'homme de l'air) désignant le vagabond qui va de ville en ville. D'après les cartels de l'exposition, « il symbolise à la fois l'espoir et la conscience d'un monde menacé par le changement, [monde] que Chagall sera bientôt appelé à quitter ». Marc Chagall illustrera encore le poème de David Hofstein, « Troyer » (Deuil), lequel rend hommage aux victimes de progroms en Ukraine en 1919. Cette oeuvre complète, qui mêle poésie et dessin, est considérée comme une forme particulièrement aboutie de la culture moderniste yiddish.

 

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Au-dessus de Vitebsk, 1915-1920, huile sur toile, 67 x 92,7 cm, New York, the Museum of Modern Art.

 

    En 1923, Chagall peut enfin partir s'installer en France avec sa famille. Il va alors se lancer dans l'illustration d'un certain nombre d'oeuvres : Les Âmes mortes de Gogol, les Fables de La Fontaine, et surtout la Bible, à travers des sujets variés, qui aboutiront parfois plus tard à des eaux-fortes ou des oeuvres de très grand format.

 

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Moïse répand la mort chez les Egyptiens, 1931, gouache - 62 x 49 cm.

 

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Abraham prêt à immoler son fils, 1931, gouache préparatoire pour la Bible, peinture à l’huile sur papier, 

Nice, Musée national Marc Chagall.

 

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Abraham pleurant Sarah, 1931, gouache préparatoire pour la Bible, gouache sur papier, 62,5 x 49,5 cm,

Nice, Musée national Marc Chagall.

 

      S'entremêleront alors deux inspirations : celle du texte sacré, qu'il connaît bien et qu'il renforce encore par un voyage en Palestine en 1931, et celle de sa fantaisie, qui laisse émerger scènes poétiques, bestiaires et créatures chimériques : âne, chèvre, homme à tête de coq... On peut certes parler d'une tendance surréaliste, à ceci près que le rêve y semble toujours maîtrisé, conscient. Le réel se fait explosion de couleurs, douceur de neige, envol léger, effusion de fleurs, créatures souriantes...  

 

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Le Rêve, 1927, huile sur toile, 81 x 100 cm, Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

 

     Mais en 1933, trois de ses toiles sont brûlées dans un autodafé à Mannheim, et, en 1937, l'exposition « Entartete Kunst » organisée à Munich par les autorités nazies pour dénoncer l'art dit  « dégénéré » présente des tableaux de Marc Chagall.  Ce dernier quitte la France pour s'exiler à New York en 1940, aux côtés d'autres artistes juifs. Ses toiles se trouvent dès lors marquées par une tonalité bien plus sombre, privilégiant des scènes nocturnes le plus souvent, d'exode, de persécution, et de crucifixion. La composition la plus impressionnante est certainement celle du tryptique « Révolution, Résurrection, Libération ». Initialement conçue comme une seule toile évoquant la Révolution russe, cette oeuvre est reprise par le peintre qui la découpe en 1943 et la retravaille dans le contexte de la guerre. Elle prend alors une portée nouvelle, que la scénographie du musée met tout particulièrement en valeur dans une disposition qui assaille et captive l'oeil :

 

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Résistance

Résistance, 1937-1948, Huile sur toile, 168 x 103 cm
Musée national d’art moderne - Centre de Création Industrielle, Centre Georges Pompidou, en dépôt au musée national Marc Chagall.

     La dominance des tons rouges et bleus assombrit et dramatise le tableau. Chagall s'est représenté comme peintre sur chacune des trois toiles. Il apparaît ici au sol, renversé, tout comme la pendule, symbole du foyer natal. Le Christ crucifié, figure centrale du tableau, porte sur ses épaules les souffrances représentées à l'arrière-plan : femmes fuyant avec leur enfant dans les bras, populations prises sous le feu des fusils...

 

Résurrection

Résurrection, 1937-1948, Huile sur toile, 168,3 x 107,7 cm
Musée national d’art moderne - Centre de Création Industrielle, Centre Georges Pompidou, en dépôt au musée national Marc Chagall.

     La figure christique centrale remplace ici celle de Lénine dans la version de 1937. La population semble toujours apeurée et oscille entre un repli religieux, à l'image de ce Juif qui tient la Torah dans ses bras, et l'espoir d'une libération à venir dans le flamboiement d'une torche brandie. Les couleurs, sombres encore, restent marquées par la présence de la guerre et des persécutions.

 

Libération

Libération, 1937-1952, Huile sur toile, 168 x 88 cm
Musée national d’art moderne - Centre de Création Industrielle, Centre Georges Pompidou, en dépôt au musée national Marc Chagall.

    Les couleurs se sont transformées. La chaleur du jaune nimbe le tableau dans des formes circulaires dont le coeur rouge signale le retour de la vie. La scène représente Vitebsk, la maison natale du peintre et les joies du mariage, les musiciens qui accompagnent les fêtes rituelles juives. Evocation d'une vie et d'une culture dont Chagall sait qu'elles ont été détruites par la guerre, et qu'il espère faire revivre sur ses toiles, comme le montre la figure du peintre qui a recommencé à peindre.

 

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La Guerre, 1943, huile sur toile, 106 x 76 cm. Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art moderne /

Centre de création industrielle, don de l’artiste en 1953, en dépôt au musée d’art moderne de Céret.

 

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Obsession, 1943, huile sur toile de lin, 76 x 107,5 cm. Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art moderne /

Centre de création industrielle, dation en 1988, en dépôt au Musée des Beaux-Arts de Nantes.

 

dans mon pays

Dans mon pays, 1943, gouache et détrempe sur papier appliqué sur toile, Turin, GAM.

 

    Exilé aux Etats-Unis, Marc Chagall centre ses oeuvres sur la représentation de son village natal, de ses racines désormais perdues. Il conçoit ainsi en 1942 les costumes et les décors d'Aleko, inspiré des Tziganes de Pouchkine et orchestré par Tchaïkovski, puis ceux de L’Oiseau de feu de Stravinsky. Dès 1944, il attend la libération et la possibilité de retourner vivre à Paris, mais la mort de sa femme Bella le plonge dans le deuil, et ses toiles s'orientent alors vers la célébration de sa femme disparue, après avoir cessé de peindre durant un an. 

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Autour d'elle, 1945, Huile sur toile, 131 x 109,5 cm, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art moderne.

 

    En 1946, il créé ses premières lithographies pour l'illustration de Quatre contes des Mille et Une Nuits :

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mille et une nuits

 

     En 1948, il retourne s'installer près de Paris, puis dans le Sud de la France, à Vence. Il illustre la pastorale Daphnis et Chloé, et expérimente différentes pratiques artistiques : mosaïque, sculpture, art du vitrail, céramique, tapisserie... Il peint le plafond de l'Opéra de Paris, exécute des vitraux pour l'ONU, la cathédrale de Reims, l'Art Institute de Chicago, peint des panneaux pour le Théâtre d’Art Juif à Moscou, pour le Metropolitan Opera de New York, pour l'Etat Français (séries du Message biblique)... Dans le même temps, la lumière de sa peinture s'intensifie, exaltant des thématiques qui lui sont chères, tout en y intégrant de nouveaux sujets (monuments parisiens, perspectives du Sud...). 

 

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Le Paysage bleu, 1949, gouache sur papier, 77 x 56 cm. Wuppertal, Von der Heydt Museum.

 

 

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La Danse, 1950-1952, huile sur toile de lin, 238 x 176 cm. Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art moderne /

Centre de création industrielle, dation en 1988, en dépôt au musée national Marc Chagall à Nice.

 

 

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La Nuit verte, 1952, huile sur toile, 72 x 60 cm. Collection privée. 

 

 

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Le Monstre de Notre-Dame, 1953, 100 x 83,7 cm, huile sur toile. Collection privée.

 

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Esquisse pour La Vie, 1964, 56,8 x 78 cm, crayon, encre de Chine, aquarelle, gouache et pastel sur papier. Collection privée.

 

 

Et surtout, la beauté et la chaleur de la lumière du Sud...

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Sous le palmier (Cap d'Antibes), 1969, gouache et aquarelle sur papier Japon, collection privée.

 

    Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais l'idée que ces toiles relèvent de collections privées me laisse songeuse... et envieuse !

 

    Une très belle exposition, donc, qui choisit une approche à la fois chronologique et thématique pour présenter près de soixante-dix ans de peinture. Il est impressionnant de voir combien les oeuvres de Chagall sont constamment à redécouvrir, du fait de leur grande abondance, de leur variété formelle (d'un cubisme premier à une évolution plus poétique et personnelle, quoique marquée de façon lointaine par les traces d'un fauvisme finissant cotoyé à Paris), mais aussi de leur grande continuité thématique (un bestiaire, une présence des personnages, des objets de la liturgie juive, une poésie tendre), portée par la douceur du sentiment :

« Plus clairement, plus nettement, avec l’âge, je sens la justesse relative de nos chemins et le ridicule de tout ce qui n’est pas obtenu avec son propre sens, sa propre âme, qui n’est pas imprégné par l’amour. »

 Marc Chagall

 

    D'un point de vue purement pratique, on peut néanmoins regretter le coût relativement important du billet (et de l'audioguide) au regard de la taille de l'exposition. La disposition même des lieux rendait également le parcours assez pénible, du fait de l'exiguïté de certains couloirs et de la fréquentation très importante de l'exposition... difficile, dans ces conditions, d'avoir le recul et/ou le temps nécessaires pour apprécier une oeuvre...

 

Quelques lectures possibles pour prolonger le plaisir de la contemplation :

- Ma Vie, autobiographie de Marc Chagall,

Quelques pas dans les pas d'un ange, par David McNeil, fils de Chagall, qui raconte son enfance auprès de son peintre de père,

Chagall en Russie, bande dessinée en deux tomes de Joann Sfar, parce que j'aime l'un et l'autre, et que le résultat est forcément touchant.

 

    J'ajouterai encore que j'ai beaucoup pensé, en écrivant cet article, à celle avec qui j'ai très agréablement partagé la visite de l'exposition, et qui a maintenant les mains, le coeur et l'esprit bien occupés par la présence d'un nouveau venu sur terre : bienvenue à lui, au milieu des couleurs et des beautés de ce monde !

 

 

 

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Commentaires
M
Certaines oeuvres ne me laissent pas insensibles...<br /> <br /> J'aime particulièrement "Dans mon pays", "Autour d'elle" et "Le paysage bleu"... J'aime bcp son approche sur ses compositions... C'est à la fois beau, obscur, mystérieux et inquiétant...<br /> <br /> Bel article...
M
Le post est presque aussi beau que l'exposition ! :-) <br /> <br /> Pour ma part j'ai toujours pu apprécier objectivement la beauté de l'onirisme de Chagall, mais ses toiles fantastiques, sacrées et colorées, je dois le dire, ne me touchent que peu... Je ne sais pourquoi. Je vois bien que c'est beau pourtant... <br /> <br /> Mais les quelques oeuvres "expressionnistes" du début, en revanche, et notamment "Les Réfugiés", je ne les connaissais pas et je les trouve bouleversantes !
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