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A quatre mains
16 février 2016

Qui a peur des femmes photographes ?

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  Qui a peur des femmes photographes ? Cette exposition en deux temps (1839-1919 au musée de l'Orangerie et 1918-1945 à Orsay) s'est terminée il y a peu, et je n'ai eu le temps de voir que le premier volet. Avec regret, car il s'est avéré fort intéressant, et le second très prometteur. Les perspectives de cette double exposition étaient multiples : réunir des clichés parfois jamais exposés jusqu'ici de plus de 70 photographes, replacer les créations dans une perspective à la fois sociale et historique, et s'interroger sur ce qu'une réflexion genrée permettait de faire émerger. Délimitait-elle certains sujets ? Relevait-elle d'une stratégie commerciale ? Etait-elle une démarche consciente qui autorisait les femmes à s'emparer des clichés (aux deux sens du terme) qu'on leur attribuait pour les dépasser et faire oeuvre singulière, personnelle, esthétique ou politique ? Tout cela à la fois sans doute. Si la photographie a longtemps été considérée comme une affaire d'hommes, par son aspect technique et scientifique, nombre de femmes s'y sont pourtant illustrées, de façon plus importante qu'elles n'ont pu le faire dans d'autres domaines esthétiques.

 

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Se faire sujet regardant : normes et sociabilité.

  L'exposition s'ouvre sur le travail d'Anna Atkins, qui publie le premier livre illustré de photographies au monde, composé de très beaux cyanotypes. La photographie, ici, rejoint la science. Cela influencera d'autres photographes comme Amelia Bergner ou Georgiana Louisa Berkeley qui rejoignent ce travail autour du motif de la fougère, par des surimpressions ou des collages d'autres clichés.

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  Bien souvent, les premières photographes reconnues sont elles-mêmes épouses de photographes, ce qui leur donne accès au matériel nécessaire, et leur permet une familiarité ancienne avec les techniques utilisées. La pratique est un loisir de plein air, dans lequel s'illustre par exemple Mary Dillwyn, ou un métier qui se consacre aux portraits privés et familiaux, constituant par là un acte de mémoire - la femme étant la garante symbolique de cette mémoire familiale. Amélie Guillot-Saguez sera ainsi la première praticienne française de photo sur papier. Plusieurs femmes ouvrent des ateliers, intègrent des Sociétés de photographie, participent déjà à des expositions, certaines recevant des prix pour la grande maîtrise technique que révèlent leurs clichés. C'est par exemple le cas de cette photographie de Lady Frances Jocelyn en 1865, intitulée Intérieur, qui se fait remarquer pour le rendu particulièrement réussi de la lumière - en raison des faibles éclairages, les prises de vue satisfaisantes en intérieur étaient particulièrement difficiles à obtenir.

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Investir l'intime et l'expérience féminine. 

  Si la photographie du portrait, de l'intime, est d'abord dévolue aux femmes, c'est parce qu'elles sont investies du champ domestique. Monde de la femme, il va offrir aux femmes photographes la possibilité de saisir l'intime, mais aussi de jouer avec ses codes, de rendre acceptable ce qui ne le serait pas venant d'un homme : femmes en cheveux, mise en avant de tenues déshabillées, représentation du lien maternel, sexualisation étonnante des corps, jusqu'au trouble. Nous sommes cependant encore loin d'une émancipation de cette sphère domestique et des rôles qu'elle assigne à la femme, comme en témoigne ce propos étonnant* de la photographe Imogen Cunningham, en 1913 : « La pratique d'un art, quel qu'il soit, ouvre les perspectives de la femme et la met en contact avec les curiosités du monde ; ses incursions dans des champs plus ouverts, même pendant l'éducation des enfants, ne peuvent qu'élargir les dimensions de son Foyer. Refuser à une femme le droit de [...] s'exprimer au travers d'une activité artistique et individuelle ne peut qu'amoindrir son utilité dans la haute sphère de la maternité. » Ou pas. Mais bien souvent, la critique masculine appuie un jugement portant un regard bienveillant et désagréablement paternaliste sur ces amatrices éclairées qui se targuent de photographie. 

 

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The Double Star, de Julia Margaret Cameron (avril 1864)

 

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L'héritage de la Maternité, de Gertrude Käsebier (1904)

 

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La route vers Rome, de Gertrude Käsebier (1902) ou l'enfant prenant son indépendance sur le chemin de la vie.

 

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Blessed art thou among women, de Gertrude Käsebier

 

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Étude d'après nature (Clementina Maude), de Lady Hawarden (1862-1863)

  La photographe représente sa fille dans une attitude et une tenue qui évoqueraient davantage la prostituée (pieds nus, cheveux détachés, posture nonchalante) que la jeune fille de bonne famille. Un tel cliché est justement rendu possible par le cadre privé dans lequel il est pris. Cette évolution est notamment favorisée par l'évolution des techniques de photographie, qui rendent plus faciles la saisie de clichés en intérieur.

  J'ajouterai encore ce magnifique portrait, dont le profil vous semblera peut-être familier puisqu'il s'agit de la mère de Virginia Woolf, prise par Julia Margaret Cameron.

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Mrs. Herbert Duckworth, née Julia Jackson (1867)

 

 

Embrasser la différence des sexes.

  La saisie de l'intime a ainsi permis aux femmes d'interroger une identité, une place assignée dans la société, une institution comme le mariage, une certaine représentation de la femme que plusieurs d'entre elles vont se plaire à brouiller. Renversant les codes, elles jouent des travestissements, de la nudité, des postures de virilité pour bouleverser l'image que l'on a d'elles. Mais dans le même temps, elles posent aussi un regard singulier sur l'homme - qu'il soit l'époux ou l'homme célèbre, inversant bien des perspectives de domination.

 

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Trude and I, Masked, Short skirts, d'Alice Austen (6 août 1891)

La photographe se prend en photo avec son amante, ce qui, pour l'époque, témoigne d'une évidente audace.

 

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Autoportrait dans l'atelier, par Frances Benjamin Johnston (1896)

Cigarette dans une main, bock de bière dans l'autre, posture virile qui laisse apercevoir les mollets sur fond de photographies d'hommes comme autant de trophées, nul doute que Johnston, une des premières photoreporter, a marqué les esprits.

 

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Mills Thompson travesti, de Frances Benjamin Johnston (1895)

C'est encore elle qui demande à un ami de se travestir pour ce cliché, jouant cette fois avec les accessoires et postures de la féminité.

 

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Gertrude Käsebier O'Malley jouant au billard avec William M. Turner, par Gertrude Käsebier (1909)

Là encore, la posture de la femme au premier plan est conditionnée par une activité masculine, tandis que l'homme adopte une attitude contemplative.

 

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The Supplicant, Imogen Cunningham (1910)

Outre la nudité qui, là encore, n'allait pas de soi, c'est l'attitude suppliante de l'homme, soumis à une femme semblant le dominer

par sa mise à distance qui frappe.

 

S'engager en territoires virils : la rue, l'ailleurs, la vie publique et politique.

  Le terrain gagné par les prises de risque, expérimentation et familiarisation avec les techniques des photographes que nous avons évoquées, ainsi que l'apparition d'un matériel plus léger, plus facilement transportable, vont permettre aux femmes de s'engager sur de nouveaux terrains, jusqu'ici réservés aux hommes. La publicité, comme ici pour Kodak, ne se prive pas de mettre en avant ces « modern women » qui revendiquent des idées progressistes.

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  Les premières exploratrices s'emparent d'opportunités proposées par la presse - plusieurs d'entre elles sont photo-reporters et partent à l'autre bout du monde prendre de nouveaux clichés. Helen Messinger Murdoch est ainsi la première femme à faire seule un tour du monde, dont elle rapportera - là encore la première - des photographies couleurs en s'inspirant des techniques des frères Lumière.

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Portrait Bombay, par Helen Messinger Murdoch (1914)
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Enfants de Bishareen, Assouan, Egypte, par Helen Messinger Murdoch (1914)
Le jeu d'ombres, qui laisse apparaître la photographe sur la gauche, est je trouve assez plaisant.
Des photographes déjà rencontrées s'illustrent là encore, telle Gertrude Käsebier avec ce magnifique portrait pris en 1903, The Red Man :

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Ou encore les soeurs Emme et Mayme Gerhard, immortalisant en 1904 le chef cheyenne Wolf Robe :

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  Edith Hastings Tracy se rend sur le chantier du Canal de Panama, dont elle reviendra en 1913 avec la publication d'un livre, The Panama canal during construction, fait de clichés et d'articles présentant l'ouvrage. Elle y rend hommage à ceux qu'elle a rencontrés et photographiés : « Pour leur courtoisie et leur obligeance, tous mes remerciements sont dits à chacun des ouvriers du canal, blanc ou noir, avec lesquels je suis entrée en contact. »
  Sans se rendre si loin, les femmes photographes s'emparent aussi des thématiques de la vie publique, sociale et politique :

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Stairway of the Treasurer’s Residence: Students at Work (The Hampton Institute), par Frances Benjamin Johnston (1899-1900)

 

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Le Président des Etats-Unis Theodore Roosevelt, Edith Roosevelt et David Rowland à l’Exposition universelles de Saint-Louis, Missouri,

par Jessie Tarbox Beals (1904)

 

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Jeunes suffragettes faisant la promotion de la Women's Exhibition de Knightsbridge, Londres, par Christina Broom (mai 1909)

 

Susan Brownell Anthony (figure essentielle de la lutte pour les droits des femmes aux Etats-Unis), 
par Frances Benjamin Johnston (vers 1904 ?) 

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  Enfin la Première Guerre mondiale achève de triste manière cette exposition en montrant comment ce domaine, peut-être le plus absolument lié à l'univers masculin, de fait, devient lui aussi l'objet de reportages par des femmes photographes qui, comme Olive Edis, n'hésitent pas à se rendre sur le champ de bataille, dans les hôpitaux, afin d'informer et de témoigner de cette réalité. C'est également l'occasion de montrer la place prise par les femmes dans le monde ouvrier.
  Nul doute que la seconde partie de l'exposition à Orsay entérinait et approfondissait les acquis techniques et la place gagnée par les femmes dans le monde de la photographie, y compris dans le monde de l'art contemporain, et non seulement dans le photo-reportage.

 

 

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Commentaires
I
Je suis contente que tu aies pu y découvrir des choses, merci :)<br /> <br /> Je ne connaissais pas non plus la quasi-intégralité des photographes qui étaient présentées à l'exposition, mais en recherchant des reproductions des clichés sur le net, j'en ai découvert de très beaux. Elles ont fait un nombre d'oeuvres incroyable ! <br /> <br /> C'est un vrai pan de l'histoire de la photographie dont j'ignorais tout. Le second volet de l'expo avait l'air chouette, mais les catalogues sont vraiment... chers.
M
Oh là là, moi qui regrettais déjà beaucoup d'avoir manqué cette exposition, ton article ne fait qu'ajouter à ma frustration, tout en me consolant un peu de pouvoir au moins profiter de ton compte-rendu et des magnifiques, magnifiques clichés que tu reproduis. Tous plus beaux les uns que les autres ! Voilà une belle entrée alternative dans l'histoire et l'évolution de la photographie. Je ne connaissais pas du tout Gertrude Käsebier, quelle artiste !
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